Monsieur le Français
Tandis que les idées tourbillonnent entre deux bouffées de cigarette, que l’air enfumé se trouble davantage par l’apparition de félines silhouettes, un verre de sancerre censé irriguer l’imaginaire exhale, et une feuille se tient prête à recevoir le tracé franc de Monsieur le Français. Se passant de critères comme de décorum, son critérium échafaude là un porte-jarretelles happant les désirs en bataille, croque ici une lanière de dentelle prenant ses attaches de la nuque à la taille : « Chaque fois que je dessine, c’est sans me soucier du cadre, sans aucune préoccupation. On travaille ensuite à savoir si c’est techniquement réalisable. C’est parfois difficile à appréhender, mais qu’importe le risque ou la contrepartie, j’ai toujours choisi de faire ce que je voulais. » Qu’il souligne une chute de reins ou surligne la butte des seins, qu’il accroche les cœurs par un catsuit laissant filer les fantasmes ou rapproche les corps par des menottes fantasques, Monsieur le Français délivre ses créations avec l’espoir d’exalter la vue comme le toucher.
Quand bien même cette invitation ouverte à l’ébat et à la liesse serait pour certains là où le bât blesse, ses ébauches dépasseront toujours la simple visée de la débauche. Fils de contestataire, Monsieur le Français a moins l’intention de résumer les féminités à leur force de séduction que de leur permettre de s’assumer avec l’incandescence de la revendication : « Je veux que mes vêtements aient un impact émotionnel. Ils sont faits pour les femmes qui ne répondent pas au schéma de la poupée Barbie, qui sont libres, autonomes, des femmes que l’on ne contraint pas. Ils sont une armure qui permettent de s’affirmer, et servent l’art de vivre sa féminité. Chaque modèle porte en lui un état d’esprit : difficile, d’ailleurs, de choisir une pièce Maison Close au hasard. »
Monsieur le Français imprime sur la lingerie une nostalgie d’une époque qui lui restera à jamais inconnue. Les années vingt et leur folie sulfureuse, cette signature surannée et ses effeuilleuses, le charme canaille et le paname des lupanars, leurs artistes mondains de Cocteau à Bernhardt, et autant de femmes portées en icônes chamarrées par les affiches d’Alfons Mucha. La géométrie et la précision de l’Art déco deviennent, elles, la trame d’une structure old school, d’une conception faisant fi de l’à-peu-près et de la surenchère, tant Maison Close s’acoquine avec des sous-vêtements ayant pour soubassement une découpe saillante, nette et claire.
Mais c’est encore dans une ère plus récente que Monsieur le Français est allé piocher son égérie ravageuse. Avec sa voix grave, ses tailleurs Mugler et Saint-Laurent, son instinct pour le beau et l’élégant, sa tante marqua en lui quelques canons détonants ; un bagout qu’il immortalise aujourd’hui dans un noir et blanc aussi élégiaque qu’envoûtant : « La photo, c’est comme une fenêtre dans un mur, elle donne à rêver une réalité un peu déformée. C’est cette écriture fantasmagorique que je poursuis avec mes collections. » Une liberté dans le geste comme dans la parole que le fondateur s’avise de fondre en devise, lui qui n’a de cesse de contrecarrer la bienséance et de suivre des façons maintes fois reprochées : trop dissipé, pas assez carré.
Et s’il a rectifié ce dernier point jusqu’à s’abstenir des rondeurs diplomates, s’il se fait économe en mots quand vient le temps de s’étendre en société sur l’activité de celle qu’il a créée – « je n’aime pas me répéter, je voudrais parfois qu’on me comprenne sans que je n’aie à parler » –, il privilégiera toujours la matière du rêveur aux carrières révérées. Ainsi le gamin dans la lune, qui n’a jamais su apprendre par cœur, préférera-t-il œuvrer avec, pour devenir cet artisan des sens qui taquine la décence : « J’aime jouer de surprise et de transparence, j’aime montrer ce qu’on avait l’habitude de cacher, créer une lingerie érotique en lien avec une sexualité ludique et joviale. Maison Close incarne cette France indissociable du plaisir sensoriel. » Une appréciation de bon vivant typique de sa patrie qui le ramène invariablement à quelques défis organoleptiques.
Ainsi le Monsieur ne boude-t-il pas ces clichés qui font de lui le parfait Français. De ceux qui en terrasse noient le temps dans une tasse de café, de ceux qui se nourrissent, jouissent et cultivent la joie de tout complexifier – « cela nous rend passionnants, et tout à fait détestables, aussi. » Monsieur le Français se prévaut certes de ce trait d’arrogance qui fonde le périmètre de l’Hexagone, son enfance baroudeuse trouve aussi écho dans ses activités à l’international ; elle a soufflé en lui des modèles de réflexion dépassant son ancrage azuréen par le biais d’autres parallèles et méridiens.
À commencer par ce voyage, premier d’une longue série, qui le tracta à travers toute l’Europe de l’Est jusqu’aux confins de la Bulgarie – « mes parents étaient des hippies qui nous élevaient à la dure. On partait en voiture, et on campait où on pouvait. À quatorze ans, j’avais vu vingt-six pays. Et je les additionne à ceux dans lesquels je me rends régulièrement aujourd’hui. » Il y eut d’abord les vitrines exposant sans tarder Maison Close en plein Londres, et cette boutique fichée à New York, à l’un des angles de SoHo – là où la foule abonde. Il y a ensuite ce faible développé pour la cosmopolite Hong Kong, et la certitude que Monsieur le Français ne s’établit jamais mieux qu’en épongeant tous les penchants de ce monde.
Et pour preuve, l’artisan-entrepreneur est le fruit d’une ascendance émigrée de Pologne et d’Italie. Si les détails de cet héritage bâti dans le fracas de l’Histoire se sont terrés dans les replis de la mémoire, il sait devoir à ses grands-mères, venues d’autres contrées, l’origine de son sobriquet – « c’était un enjeu particulier pour elles de devoir s’intégrer, que leurs enfants s’insèrent pleinement dans la culture française. Elles se sont toujours refusées à se livrer sur leur passé et leur propre culture ; c’est quelque chose de dur dont je ne sais rien, mais que je sens présent. C’est ce manque de fondation qui me donne l’envie de construire. »
Avant de s’ériger en hôte de l’ombre, avant que Maison Close ne dompte ses pensées à la manière d’une liaison tout juste éclose – « cette activité, c’est ma danseuse ! » –, l’esthète dut se montrer débrouillard pour exercer enfin cet amour de l’art. Car depuis ce trébuchement tête dans la boue qui n’arracha à son père qu’une injonction à se remettre debout, la leçon fut vite intégrée : « Tu tombes, tu te relèves. » Aux déménagements incessants, aux interdictions d’un internat niché dans les Cévennes, aux tracasseries d’étudiant et aux présages d’un avenir à la peine, il répliqua avec émoi et inventivité. Qu’il s’agisse de bateaux, caisses à savon et autres tremplins de vélo, la grande évasion et les échappatoires avaient le don de précéder l’ardeur au travail et les devoirs : « Ces moments étaient et sont encore un petit bonbon sucré au miel contre le mal de gorge. » Vitesse dans le sang et quête d’essence l’aidèrent à vibrer sans freiner, poussé par cette impatience désormais bien inscrite dans les gènes de son fils aîné : « Même si je commence à comprendre la tortue de La Fontaine, pour y arriver, j’ai tendance à vouloir foncer. »
Sous l’empressement de trouver sa place sur le marché, l’éternel autodidacte se piqua d’une formation en arts appliqués afin que son imagination lui assure d’être employé. Les petits boulots qui voyaient défiler les étés derrière la caisse d’une station-service, et les heures à gratter au rasoir les plans d’architecte qu’il aurait voulu lui-même réaliser, accompagnaient un quotidien des plus soutenus : photographie, vinyles, livres et amours éperdues. Les grandes années de la pub, celles de Tapie et Séguéla, des appels d’offres pipés et du pressage en règle des D.A, emportèrent durant une décennie tous les efforts du créa. Passant de freelance à la direction de sa propre agence, le crayonneur d’hier esquissait pour les grandes boîtes de solides identités, conscient de laisser peu à peu sombrer la sienne : « J’avais le cerveau sur la poêle tous les jours. On bossait vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sur tous les sujets. C’était aussi fatiguant qu’enrichissant. J’ai fini par tout envoyer promener après avoir compris que le réseau, l’appartenance à un courant de pensée, comptaient souvent plus que le talent. »
Dans le sillage de cette surtension et d’un rendez-vous anglo-saxon, se profila la joie retrouvée du designer qui, dans un éclair de lucidité, conçut un premier objet de lubricité sitôt industrialisé : « J’ai été submergé par une réussite instantanée, ça m’a dépassé ! » L’arrivée dans cet univers, dont le tabou servait encore de socle au début du vingt-et-unième siècle, ne manqua pas d’estomaquer l’entourage de l’idéaliste : « Je me moquais des réticences ! Maison Close est née par accident ; à la base, c’était un moyen de m’amuser. J’ai dessiné la première collection pour accompagner les accessoires et j’ai appris le stylisme sur le tas. Derrière, la presse spécialisée s’est emballée et j’ai voulu faire les choses sérieusement, même si dans le fond ce n’est pas une activité sérieuse, car je ne fais pas des produits de première nécessité. Cela reste du plaisir, du pur plaisir ! »
Le créateur ne saurait concevoir une existence où l’émotivité ne s’exprimerait qu’en demi-teinte, où il ne pourrait abandonner ses états d’âme le temps d’une étreinte. Outre les flâneries muséales et filmiques, les élans romantiques et gothiques, les uniformes de cavalière, les tenues militaires, le flirt avec les années quatre-vingt et l’humeur fluo, outre la désinvolture de Gainsbourg et les textes à fleur de peau, Monsieur le Français trouve l’inspiration dans des histoires qu’il traverse en sentimental impénitent – « je déteste ne pas être amoureux. » Ces histoires qui ont le don de le charrier au plus haut de la félicité comme de l’enténébrer dans la plus féconde des mélancolies, celles-là même qui promettent que d’un coup de foudre ou d’une rupture peuvent émerger de nouvelles coutures : « Je suis sous perfusion permanente. J’engrange, j’engrange, puis vient le moment où je presse et filtre tout ce que j’ai vu, entendu et vécu. »
Et malgré son enchantement pour les échancrures du genre accru, la pudeur finit toujours par emporter celui qui ne saurait se mettre à nu avec la même aisance que se défont ses empiècements. Une volonté d’exil et de discrétion qui écorne l’étiquette du tenancier irrévérencieux, de l’outrancier licencieux qu’un jugement hâtif lui collerait volontiers. Car il n’y a guère que les muses et les copains, les instants avec ses deux galopins, qui pourraient déverrouiller cette intimité au sein de laquelle Monsieur le Français s’éploue sous les lignes de Nicolas. Pour l’heure – et seulement pour celle-ci –, les dessous prennent le dessus, à l’image de cette culture de confidentialité qui scella les portes de Maison Close, et enjoignait Nicolas à s’effacer sous le profil de Monsieur le Français.